S'ancrer dans son univers
Un autre matin glacial de février qui frôle le -30 degrés Celsius. Encore une fois pris dans la circulation de la 13, je syntonise le 98,5 pour une dose d’informations : austérité, coupures, pertes d’emploi, hausse de taxes et baisses de services — la poutine habituelle. J’écoute rarement les bulletins d’information : tous les trois mois, j’ai une phase où j'écoute la radio, un peu comme si je voulais reprendre contact avec la réalité. Si je ne suis pas branché régulièrement sur les ondes FM, c’est non seulement parce que les nouvelles sont déprimantes et redondantes, mais surtout parce que je suis un mélomane fini, et que la route est l’endroit idéal pour se délecter de bons albums. C’est aussi mon espace créatif par excellence et ma boîte à réflexion.
Justement, je réfléchissais à cette morosité des derniers temps, celle qui nous affecte de près ou de loin, et j’en suis venu à me demander comment les grands de ce monde négocient avec ce facteur. Vous savez, ces gens qui, peu importe le contexte économique ou social, finissent par tirer leur épingle du jeu : Steve Jobs, Bill Gates, Céline Dion, Tesla, Einstein, Simone de Beauvoir, Léonard de Vinci pour ne nommer que ceux-là. Vous me direz que c’est parce qu’ils sont exceptionnellement talentueux, ou encore cent fois plus malins que la moyenne des ours. Personnellement, je trouve cette réponse trop facile, presqu'une excuse. Il y a forcément un point commun qui les relie, et ce vecteur, je crois que c’est leur propension à s’ancrer dans leur univers : ils sont littéralement dans leur bulle, autrement dit.
La personne qui illustre le plus clairement ce propos, c’est probablement Imogen Heap, une chanteuse, une instrumentiste, une inventrice et une entrepreneure qui nous vient de Grande-Bretagne : artiste exceptionnelle, elle s’est démarquée par son ingéniosité et a su faire sa place tout en restant fidèle à elle-même. J’eus un premier coup de coeur grâce à l’authenticité de ces productions et l’originalité de ses chansons. Par la suite, c’est l’ensemble de sa démarche qui m’a séduit.
Tout d’abord, le fait de réussir dans le domaine hostile de la musique — pensons aux difficultés connues des maisons de disque, à cette ère numérique qui gruge un peu plus chaque jour les ristournes des artisans —, c'est un accomplissement en soi. Ajouter à ceci des orchestrations hyper élaborées et complexes, des mises en scène audacieuses, exigeantes sur le point de vue technique : tout pour faciliter la tâche déjà ardue d’une artiste indépendante qui est loin d’avoir le budget des grandes productions. Malgré les risques et les mises en garde qu'on lui servait, elle a poursuivi dans cette voie, et a accompli de bien belles choses. Imogen a tout simplement adhéré à ses aspirations les plus intimes, a trouvé une façon de transposer ce qui animait son imaginaire au monde tangible. En d’autres mots, elle a entendu ce que lui disait son entourage, mais a écouté ce que son coeur lui dictait.
C’est ainsi que depuis ses débuts, elle ne cesse de nous en mettre plein la vue, et que son bassin d’admirateurs fidèles grandit de jour en jour (vous aurez compris que j’en fais partie). Bien sûr, elle aurait pu s’arrêter là et profiter de son succès en continuant de produire de bons albums. Pas de quoi fouetter un chat direz-vous! Mais c’est là que ça devient intéressant, parce que l’univers Heap ne s’arrête pas là. Je dirais même que ce qui en fait sa beauté, c'est qu’il est illimité.
Férue de jogging, elle s’est mise en tête de créer une application de course (oui, une parmi tant d’autres) : une application dont la musique suit le rythme de votre parcours grâce à vos pulsions cardiaques et la géolocalisation de votre mobile. Encore une fois, une aventure casse-gueule, qui comporte accessoirement (!) d’énormes risques sur le plan financier. Mais Imogen veut bonifier ce bien-être intérieur que procure la course, le rehaussant d’atmosphères musicales. Elle a pris son idée et quelques ébauches et a cogné aux portes des plus érudits pour s’assurer que son projet voit le jour. C’est actuellement en train de se produire.
Ce n’est pas tout! Cette multi-instrumentiste a déjà élaboré un système pour contrôler tout (ou presque) de son spectacle, à l’aide de différents périphériques. Maintenant, elle rêve de troquer son arsenal de synthétiseurs, ordinateurs et autres milliers de boutons déclencheurs par une simple paire de gants. Imogen rêve d’exprimer sa musique et en contrôler tous les paramètres d'un simple geste de la main. Plus tôt, avec l’application de course, on parlait d’agrémenter un concept existant, ce qui n’est déjà pas une mince affaire. Mais là, on nage en plein inconnu. Ça ne semble pas effrayer le moins du monde la principale concernée, qui s’est encore une fois entouré d’une équipe de feu pour que son idéal se concrétise. Malgré l’échec de sa dernière campagne sur KickStarter, vous pourrez constater que le projet va de bon train via le site dédié à ce projet.
J'irai plus loin. Je crois tout simplement que l’échec ne fait pas partie de son vocabulaire, puisque tout ce qui importe au final, c’est qu’elle puisse opérer sa magie musicale comme elle le souhaite, quand elle le souhaite, sans contrainte. Je suis persuadé qu’elle réussira. Pourquoi? Parce que ce n’est pas une astreinte externe qui lui dictera ce qu’elle peut ou doit faire : elle est mobilisée par son vaste jardin intérieur et dans l’éden d’Imogen, tout est possible. Lorsque ce ne l’est pas, elle esquisse une arabesque inopinée, contournant les problématiques grace à son imagination, au pouvoir de sa volonté. Elle a toujours vécu ainsi, et elle a toujours vaincu. Pourquoi demain serait différent?
D’ailleurs, ces belles têtes fulgurantes qui ont forgé l’histoire, elles ont toutes agi de cette façon. Que ça soit une Simone de Beauvoir dans les boys clubs, un Einstein en pleine guerre, un Léonard de Vinci, un Tesla qui ont inventé ce qui semblait impossible à l’époque ou un Steve Jobs qui a remis Apple sur la mappemonde par le pouvoir de la parole et du rêve. Ils s’abreuvent de leur passion; ils sont pleinement absorbés par ce qui éclate leur imagination, et tout ce chaos et ce tapage du dehors les affecte à peine.
Ils ont su s’ancrer dans leur univers, pour avancer contre vents et marées.
On dit souvent des artistes, des inventeurs et des créateurs qu’ils sont des rêveurs déconnectés. Et si c’était nous qui étions trop préoccupés par la réalité?